Mieux comprendre les accidents graves après Fukushima

Mieux caractériser, modéliser et anticiper les conséquences d’un accident nucléaire grave affectant un réacteur, telle est l’ambition des projets Mithygène, Dénopi et Amorad, menés par l’IRSN. Ces programmes ont donné lieu à plusieurs innovations : des prototypes de capteurs capables de mesurer in situ la composition de l’atmosphère des enceintes de confinement en situation d’accident grave, ou encore des modèles améliorés de diffusion des radionucléides dans l’environnement. Tour d’horizon des principaux résultats après huit ans de recherche. 

Lors d’une mission au Japon en 2016, pour le projet Amorad, une équipe de l’IRSN effectue des échantillonnages sur un site forestier en collaboration avec une coopérative forestière nippone. - © Loïc Carasco / Médiathèque IRSN

En mars 2011, un séisme suivi d’un tsunami frappent la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi, au Japon, et endommagent les systèmes de refroidissement des installations. Ceci entraîne l’augmentation de la température des assemblages combustibles situés dans le cœur des réacteurs et la production d’hydrogène par oxydation des gaines des crayons de combustible. L’élévation de la température conduit in fine à la fusion du cœur des réacteurs 1, 2 et 3 et à des rejets radioactifs dans l’environnement.
À la suite de cet accident, l’Agence nationale de la recherche (ANR) lance en 2012 un appel à projets de recherche en matière de sûreté nucléaire et de radioprotection. Dans ce contexte, l’IRSN coordonne plusieurs projets dont Mithygène1, Dénopi2 et Amorad3. Ils permettent aujourd’hui de mieux gérer le risque lié à l’hydrogène, d’anticiper les conséquences d’une perte de refroidissement dans un réacteur ou dans une piscine de désactivation et de prédire la dispersion et le devenir des radionucléides dans l’environnement.

Le risque lié à l’hydrogène passé au crible

Le projet Mithygène ambitionne d’étudier le risque lié à l’hydrogène dans toutes ses composantes afin d’en améliorer la gestion en cas de crise. Il intervient dans un contexte de demandes formulées par l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) à EDF à la suite d’évaluations complémentaires de sûreté menées après l’accident de Fukushima Daiichi. La consolidation des connaissances scientifiques, des modèles et des outils de simulation sur l’ensemble de ces composantes promet de mieux caractériser le risque et donc d’améliorer les dispositions prises dans les installations pour y faire face.
En combinant expérimentations et simulations numériques, les équipes de l’IRSN, du CEA4, des instituts Icare et Jülich et de la société Arcys, coordonnées par Ahmed Bentaib, ingénieur chercheur à l’Institut, parviennent ainsi à affiner les modèles de distribution du dihydrogène. Cette modélisation donne des clés pour optimiser la répartition de dispositifs appelés “recombineurs” dans l’enceinte de confinement afin d’en maximiser l’efficacité. Depuis 2007, tout le parc nucléaire français est équipé de ces dispositifs capables de consommer de manière passive le dihydrogène.
Un autre volet du projet concerne la combustion de l’hydrogène et ses conséquences sur les structures. Pour cela, une installation baptisée Enaccef2 (CNRS-Icare) est construite. Il s’agit d’un tube à l’intérieur duquel une flamme de dihydrogène se propage. Ce dispositif intègre une instrumentation à même de caractériser de manière suffisamment fine la propagation de flamme, son accélération, sa décélération et son interaction avec des ondes de pression. Elle est équipée d’un dispositif de thermorégulation qui étend le champ d’investigation à l’impact de la température initiale et de la vapeur d’eau sur la propagation de flamme. De quoi combler le manque de données sur la propagation des flammes d’hydrogène en milieu humide et enrichir les critères favorisant leur accélération. L’interaction flamme-structure a quant à elle été étudiée grâce à une installation du CEA nommée Ssexhy, un équipement conçu pour étudier l’effet d’une explosion hydrogène sur les structures. C’est la première fois qu’on prend en compte de manière couplée l’interaction flamme-structure dans les modèles.
Le projet donne lieu à la mise au point d’un prototype de mesure de gaz compatible avec les conditions régnant dans l’enceinte de confinement en situation d’accident grave. Ce dispositif est capable de mesurer les concentrations de six gaz d’intérêt dans l’enceinte : dihydrogène, monoxyde de carbone, azote, vapeur d’eau, dioxygène et dioxyde de carbone. Ces informations indiquent en temps réel l’évolution de la situation à l’intérieur de l’enceinte et éclairent la prise de décision par l’exploitant : par exemple, le moment le plus opportun pour activer le système d’aspersion. Dans sa première version, le prototype n’est plus fonctionnel au-delà d’un débit de dose de 30 grays par heure (Gy/h). En cause : l’effet Cerenkov, qui perturbe les signaux. Or, dans un accident grave, l’ordre de grandeur est plutôt de 3 000 Gy/h. Les travaux réalisés améliorent sa capacité jusqu’à 2 500 Gy/h. Une percée technologique qui aboutit à un dépôt de brevet en cours. « Notre prototype atteint les standards de l’échelle préindustrielle, c’est-à-dire un dispositif fonctionnel, mais qui doit encore être amélioré – composants plus robustes, optimisation de l’électronique… – pour atteindre l’échelle suivante. C’est désormais aux industriels de s’en emparer ! », conclut Ahmed Bentaib.

Comprendre la perte de refroidissement

Installé en 2020 à Cadarache (Bouches-du-Rhône), ASPIC (Assemblage pour l’étude du dénoyage de Piscine Combustible) est un dispositif à l’échelle 1 d’un assemblage de crayons électriques contenu dans une alvéole de piscine d’entreposage - © Philippe Dureuil / Médiathèque IRSN

Le programme de recherche Dénopi vise à mieux comprendre et à produire des données expérimentales sur le phénomène de perte de refroidissement des assemblages de combustible entreposés en piscine. Le projet s’organise en trois volets : l’étude de la convection au sein des piscines de désactivation, la thermohydraulique des assemblages et l’oxydation du zirconium constituant les gaines des crayons de combustible.
Deux installations expérimentales de grande ampleur sont construites à Cadarache : Midi5 et Aspic6. Midi reproduit à une échelle réduite une piscine de désactivation (ou d’entreposage) et les phénomènes thermohydrauliques (convection, évaporation, ébullition) pouvant se produire en situation accidentelle. Aspic reproduit à l’échelle 1 un assemblage dans son alvéole de stockage dans le but d’étudier l’efficacité d’un moyen de mitigation (aspersion) lors d’une séquence accidentelle de perte de refroidissement d’un assemblage partiellement ou totalement dénoyé, c’est-à-dire lorsque ce dernier n’est plus en contact avec le liquide censé le refroidir. « Grâce à ces installations, il est possible aujourd’hui d’accumuler de nombreuses données expérimentales pour mieux comprendre ces phénomènes. À terme, elles visent à rendre nos modélisations plus précises, que ce soit pour prédire le déroulement de l’accident, en évaluer les conséquences ou apprécier l’efficacité des différentes dispositions destinées à les prévenir ou en limiter les effets », explique Sandrine Morin, chercheuse en mécanique des fluides et coordinatrice du projet.
Dénopi est à l’origine de deux avancées : la création d’un outil baptisé Tethys pour modéliser l’élévation de la température en situation accidentelle – qui est utilisé dès 2022 par les experts de l’IRSN pour évaluer l’évolution de la température moyenne de l’eau de la piscine d’entreposage de Tchernobyl dans le contexte de la guerre en Ukraine – et l’amélioration du module du code de calcul accident grave Astec, relatif à la vitesse d’oxydation et de dégradation de la gaine (voir l’infographie ci-dessous). 

Mieux estimer l’impact des rejets radioactifs dans l’environnement

Lors des campagnes de mesures du projet Amorad, une carotte de sol est prélevée dans un peuplement de bouleaux à Khrystynivka, en Ukraine. - © Frédéric Coppin / Médiathèque IRSN

Après Fukushima, les chercheurs s’aperçoivent de la limite des modèles existants pour estimer précisément le devenir des rejets radioactifs à la suite d’un accident grave. C’est tout l’enjeu du projet Amorad : améliorer, optimiser ou adapter les modèles pour mieux anticiper l’évolution de la redistribution des éléments radioactifs à la fois dans les milieux aquatiques et continentaux. Ces derniers pourront ensuite être utilisés par le Centre technique de crise de l’Institut pour formuler des recommandations à destination des pouvoirs publics. Ces modèles ont vocation à représenter des mécanismes génériques, valables partout. Mais ils doivent autant que possible être paramétrés avec des données issues du terrain d’étude.
Parmi les différents modèles mis au point, l’un d’entre eux prédit de façon très complète le transfert des radionucléides au sein de la chaîne alimentaire dans le golfe du Lion. Il est finalisé en 2023 à partir du modèle Ecopath. Habituellement utilisé pour décrire de façon fine les échanges de matière au sein d’un écosystème, il est adapté dans le cadre du projet Amorad dans le but de déterminer, espèce par espèce, où se trouveront les poissons avec la plus grande teneur en césium 137. Ce modèle est paramétré pour reproduire la chaîne trophique du golfe du Lion et devra être réadapté en cas d’application à d’autres zones géographiques. « Tous ces modèles apportent toutefois la preuve de concept que l’on peut localement évaluer le devenir des radionucléides marins et mettre au point des outils concrets d’aide à la décision à destination des décideurs politiques en cas de crise », explique Olivier Radakovitch, chercheur en géochimie et coordinateur scientifique du programme. Les experts s’appuient sur ce type d’outils pour émettre des avis techniques à destination des pouvoirs publics. L’extension du projet, Amorad II, aboutit à l’amélioration du logiciel Arpagon (voir l’infographie ci-dessous), de l’IRSN. Celui-ci mesure les conséquences d’un accident grave sur les activités économiques et peut désormais inclure les pertes associées à l’arrêt de la pêche.

 

1. Mithygène : amélioration de la connaissance du risque lié à l’hydrogène et de sa gestion en situation d’accident grave
2. Dénopi : Dénoyage accidentel de piscine d’entreposage de combustible nucléaire
3. Amorad : Amélioration des modèles de prévision de la dispersion et d’évaluation de l’impact des radionucléides au sein de l’environnement
4. CEA : Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives
5. Midi : Maquette instrumentée pour l’étude du dénoyage des piscines de combustibles
6. Aspic : Assemblage pour l’étude du dénoyage des piscines de combustibles


3 QUESTIONS À… Luis Enrique Herranz, Ciemat

Luis Enrique Herranz, professeur et chef de l’unité de recherche sur la sûreté nucléaire au Centre de recherche énergétique, environnementale et technologique (Ciemat) en Espagne. - © Collection privée

Quel est le résultat le plus important du programme de recherche Mithygène, qui vise à améliorer notre compréhension du risque lié à l’hydrogène ?

C’est sans aucun doute le fait d’avoir mis en place une communauté consacrée à la prise en compte de tous les aspects des dangers de l’hydrogène dans une centrale nucléaire en cas d’accident grave. La présence et le rôle de coordination d’un organisme d’appui technique, comme l’IRSN, avec ses chercheurs et ses experts spécialisés dans l’évaluation des risques, sont importants.
Cela signifie que le projet vise à formuler des recommandations concrètes et pratiques basées sur une compréhension fine des problèmes réels de sûreté liés à la distribution et à la combustion de l’hydrogène, compte tenu des effets potentiels sur les structures et équipements de sûreté. Pour ce faire, des infrastructures expérimentales sont utilisées. Parmi lesquelles les installations du CNRS (Orléans, France), qui sont uniques en Europe pour l’étude de la combustion des gaz dans les conditions attendues lors d’accidents graves, et celles de FZJ (Jülich, Allemagne), pour les performances des recombineurs autocatalytiques passifs (PAR).

Comment Mithygène peut-il contribuer à l’amélioration de la prise en charge des accidents graves (SAMG) ?

L’application des guides pour la gestion de l’accident grave (en anglais : Severe accident management guideline, SAMG) nécessite l’obtention d’informations fiables sur l’état de la centrale nucléaire et, en particulier, sur l’état des dispositions de confinement des matières radioactives. Ce n’est pas une tâche facile, car la plupart des équipements des centrales du parc en fonctionnement ont été conçus en considérant des conditions attendues lors d’accidents de dimensionnement et non d’accidents graves, qui sont beaucoup plus sévères, par exemple en ce qui concerne les températures et les niveaux d’irradiation. Le prototype de mesure des gaz mis au point dans le cadre du projet Mithygène pourrait contribuer à résoudre ce problème. En d’autres termes, certaines actions de gestion accidentelle, telles que l’activation des systèmes d’aspersion et/ou l’ouverture des systèmes d’éventage et de filtration, sont fortement soumises aux conditions régnant dans l’enceinte de confinement ; agir sur la base d’informations fiables sur ces conditions, disponibles en temps réel, plutôt que sur des éléments issus de simulations, permettrait d’améliorer sensiblement la gestion d’un accident grave. Il convient de souligner qu’en la matière, il est important de décider non seulement quelle action effectuer, mais également quand l’effectuer.
Les résultats de Mithygène ont également été valorisés dans la modélisation des logiciels de calculs des accidents graves utilisés pour valider les actions préconisées dans les SAMG.

Comment les résultats de Mithygène pourraient-ils contribuer à améliorer la sûreté des petits réacteurs modulaires (SMR) ?

Le risque lié à l’hydrogène doit être considéré pour les concepts de SMR refroidis à l’eau. La gestion accidentelle de ce gaz pourrait être plus difficile en raison de la petite taille de ces réacteurs, qui pourraient plus facilement concentrer l’hydrogène et le monoxyde de carbone dans le domaine d’inflammabilité s’ils ne sont pas inertés. Les résultats de Mithygène, qui analysent les régimes de combustion dans des conditions similaires à celles qui règnent dans ces SMR, pourraient s’avérer très utiles à cet égard et contribuer à l’analyse de sûreté de ces nouveaux réacteurs.


AILLEURS - Risque hydrogène : un enjeu industriel au sens large

Pour réduire les émissions de CO2 du site industriel de Port-Jérôme, en Normandie, l’entreprise Air Liquide a mis au point une technologie qui capte le CO2 émis lors de la production d’hydrogène grâce à la cryogénie. - © Air Liquide / Adrien Daste

La gestion des risques liés au dihydrogène n’est pas propre au nucléaire. Cette molécule est au centre de nombreux secteurs d’activité comme la mobilité – véhicules lourds ou légers fonctionnant à l’hydrogène – la chimie, le raffinage ou encore la production de métaux. Dans tous les cas, elle obéit aux mêmes lois physiques. La compréhension fine de ses mécanismes (explosion, dynamique de la flamme en milieu confiné…) peut bénéficier à d’autres industriels en termes de sûreté. Menant un travail de fond de recherche et développement sur le dihydrogène, AirLiquide, entreprise spécialisée dans les gaz, technologies et services pour l’industrie et la santé, est partenaire du projet Mithygène. « Notre volonté est d’accumuler un maximum de connaissances sur l’hydrogène dans toutes ses dimensions : de sa production au réservoir des véhicules, explique Simon Jallais, International Senior Expert pour Air Liquide R&D. Notre partenariat avec l’IRSN nous permet de rentrer dans le détail du comportement de la flamme et de mieux caractériser les différents mécanismes en jeu lors d’une explosion ». À l’avenir, l’utilisation du dihydrogène va encore croître. Ces nouvelles connaissances fondamentales sont autant d’occasions pour continuer à améliorer les règles de sûreté ainsi que l’ensemble des processus industriels lié à cette molécule.



INFOGRAPHIE - Les modèles prédictifs améliorés avec des données expérimentales

En cas d’accident nucléaire, quels seraient les dépôts de césium dans les forêts ? Comment les
gaines de combustible s’oxyderaient ? Pour répondre à ces questions, les scientifiques utilisent
des logiciels de simulation. Ils deviennent plus précis grâce à des données expérimentales.
Exemples des améliorations apportées avec les programmes de recherche Amorad et Dénopi.

© T.Cayatte/Agence Ody.C/Médiathèque IRSN/Magazine Repères

Article publié en février 2024