Vingt-cinq ans après l’accident de Tokaï-Mura, où en est-on ?

Soudain et redoutable, un accident de criticité peut survenir lors de manipulations de matières fissiles dans une installation nucléaire. Le dernier a eu lieu en 1999 à Tokaï-Mura, au Japon. Ce risque doit être maîtrisé. La recherche progresse malgré la fermeture des installations expérimentales en France. Des essais sont menés aux États-Unis pour améliorer sa prévention et optimiser la dosimétrie. 

Dans le cadre du programme Mirte, destiné à étudier l'influence sur le risque de criticité de certains matériaux de structure, les chercheurs Nicolas Leclaire et Jérémy Bez réalisent une expérience sur le molybdène, un matériau qui absorbe les neutrons. - © LLNL

Soixante. C’est le nombre d’accidents de criticité aujourd’hui répertoriés dans le monde. Soit soixante déclenchements inopinés d’une réaction en chaîne de fission dans des lieux où elle n’était pas voulue. Chacun a produit une forte dose de neutrons et de photons gamma, parfois mortelle pour les travailleurs à proximité.
Le risque de criticité existe dans une installation nucléaire dès lors que l’on manipule une quantité suffisante de matière fissile, telle que l’uranium 235 ou le plutonium. Hormis la masse de matière mise en jeu, il dépend de la géométrie des équipements, de la présence de certains matériaux : l’eau qui modère les neutrons, le molybdène qui les absorbe…
Le risque d’atteinte de la criticité ne se mesure pas de manière opérationnelle. Il n’existe aucun signe annonciateur d’un tel accident. En une fraction de seconde, on passe d’une situation sûre à une émission intense de rayonnements. La prévention repose sur la conception des installations et la définition de règles opérationnelles – limitation de la masse d’uranium dans un équipement, interdiction de graisses hydrogénées dans un local… L’objectif est de demeurer en deçà du seuil de criticité et avec des marges.

Des marges suffisantes

La notion de marges est cruciale. Elles doivent par exemple couvrir les aléas de l’exploitation et le manque de données. Mais les marges contraignent les conditions d’exploitation.
Leur quantification est indispensable. Elles sont notamment liées aux limites des connaissances sur les données nucléaires qui caractérisent les interactions entre les neutrons et la matière. Pour progresser et traiter de nouvelles configurations industrielles (nouveaux procédés…), il faut quantifier les incertitudes des calculs avec des expériences représentatives de ces configurations. Les chercheurs conçoivent et interprètent des expériences par lesquelles ils mesurent précisément l’atteinte de la criticité d’une configuration inédite.

Les installations françaises sont fermées

Quatre spécialistes de l'IRSN, dont Yoann Ristic, s’exercent au National Criticality Experiments Research Center (NCERC) aux Etats-Unis. À partir de dosimètres et de ceintures de criticité irradiés, ils doivent estimer rapidement les doses reçues. - © LLNL

Pour la prévention et la gestion de ce type d’accident, des installations expérimentales sont nécessaires. Après la fermeture en 2013 des installations de criticité du centre CEA de Valduc (Côte d’Or), les expériences sont menées aux États-Unis. L’une d’elles est réalisée dans une cuve contenant des crayons combustibles qui est progressivement remplie d’eau. Cette opération vise à déterminer le niveau d’eau qui déclenche la criticité. Conçue par l’IRSN, elle est réalisée en 2022 au Sandia National Laboratory (SNL, Nouveau Mexique, USA). En maîtrisant mieux le caractère absorbant du molybdène 95, présent dans certaines installations industrielles, elle améliore la prévention.
Autre type d’expérience : assembler deux configurations contenant des plaques combustibles sur les deux plateaux d’une table de rapprochement. Mis en action progressivement, ces plateaux permettent de déterminer la distance critique.

Définir la distribution de dose

Un technicien se prépare à entrer dans une salle de décontamination à l'intérieur de l'usine Orano Melox à Marcoule (Gard). - © REUTERS/Jean-Paul Pelissier

Il est nécessaire de se préparer à la gestion d’un accident. Lorsqu’il se produit, il faut agir vite pour identifier les personnes les plus exposées et assurer une prise en charge médicale rapide. La lecture et l’analyse des dosimètres1 spécifiques à l’accident de criticité, doivent être réalisées dans les délais les plus courts. L’objectif est de fournir aux médecins en vingt-quatre heures une première évaluation des doses maximales. Au-delà de la dose maximale, il est nécessaire de connaître la distribution des doses neutron et gamma dans l’organisme. Cette expertise est réalisée à l’IRSN à l’aide de simulations numériques et de techniques de dosimétrie rétrospectives. Un plateau technique basé à Fontenay-aux-Roses (Hauts-de-Seine) permet une dosimétrie sur des différents matériaux : biologiques – émail dentaire, sang, phanères… – trouvés sur les victimes – verre, composants électroniques…
Aujourd’hui, seule une poignée de spécialistes dans le monde maîtrise ces techniques de manière opérationnelle. Elles peuvent être utilisées dans tous types d’irradiations accidentelles : domaine médical, industriel… Les scientifiques les ont utilisées en soutien aux équipes médicales. Par exemple celles de l’hôpital d’instruction des armées de Percy, à Clamart (Hauts-de-Seine), qui accueille des patients irradiés du monde entier.
Les scientifiques doivent s’exercer régulièrement pour entretenir les compétences acquises : analyse des dosimètres et d’échantillons, reconstitution des doses notamment pour les accidents impliquant une composante « neutron », typologie d’accident rare et spécifique à l’accident de criticité.

Améliorer la prise en charge

Tous les quatre ans, la Conférence internationale sur la sûreté-criticité ICNC - ici celle de 2019 organisée par l'Institut à Paris - est un rendez-vous majeur pour les professionnels. La dernière édition s'est déroulée en octobre 2023 au Japon. - © Cathy Vérité/Médiathèque IRSN

L’Institut participe outre-Atlantique à des comparaisons inter-laboratoires avec une dizaine de participants américains et britanniques. Tous les deux ou trois ans, une équipe composée de 3 à 4 scientifiques et techniciens de l’Institut s’y rend pour analyser des dosimètres : poitrine, ceinture, dosimètre de zone, solutions liquides activées mimant l’activation du sang… Les conditions sont aussi proches que possible de celles d’un accident. La rapidité du rendu et la justesse des résultats sont évaluées au regard des standards normatifs US2. En 2022, l’Institut obtient une évaluation des doses neutron fiable à 100 %, sous vingt-quatre heures dans la fourchette de précision visée. Organisation, performance, maîtrise des rôles de chacun, flexibilité, partage d’expérience… : l’exercice permet de tester les procédures et les dosimètres dans différentes configurations d’irradiation. L’objectif est d’être le plus performant possible pour évaluer au mieux l’exposition des victimes d’irradiation.

1. La dosimétrie des travailleurs comprend : une ceinture de criticité, un ou plusieurs spectromètres neutron de zone, un dosimètre individuel.
2. Dosimetry for Criticality Accidents. ANSI/HPS N13.3-2013 (R2019)


3 QUESTIONS À… Olivier Ravat, Orano Melox

Olivier Ravat, ingénieur en criticité chez Orano Melox. - © MELOX

Quels sont les moyens mis en place dans l’usine Orano Melox pour prévenir la survenue d’un accident de criticité ?

Ce risque concerne tous les opérateurs, qu’ils travaillent en production ou en maintenance. Chacun des 1 500 collaborateurs du site doit donc connaître et appliquer les consignes de prévention du risque de criticité. Pour cela, les nouveaux arrivants suivent une formation à la criticité d’une demi-journée, qu’ils renouvellent ensuite tous les trois ans. Celle-ci explique les situations à risque et les situations sûres. Elle rappelle également que 100 % des accidents de criticité dans les installations sont dus à des non-respects de consigne. Il est donc simple de les prévenir ! Il suffit de connaître les règles et de les appliquer.
En complément, un exercice annuel entraîne aux gestes d’une évacuation urgente : courir, récupérer le spectromètre neutrons à activation (Snac), rejoindre le point de rassemblement… Nous mesurons les temps d’évacuation, d’inventaire des évacués, puis de tri : pour qui faut-il des soins ? L’ensemble doit durer moins d’une heure. Ici, il est effectué en trente à trente-cinq minutes.

Outre ces moyens humains, disposez-vous de matériel spécifique de prévention ?

L’usine dispose d’équipements de « géométrie sûre », qui, indépendamment des opérations réalisées, garantissent la sous-criticité. Nous utilisons ce type d’équipement aussi souvent que possible.

Si un accident de criticité venait à se produire, quels sont les systèmes d’alerte ?

L’usine dispose de deux systèmes de surveillance : les ensembles de détection et d’alarme de criticité (Edac) et des balises neutrons et gamma. Ce matériel est très important et doit rester disponible en continu. Enfin, le dosimètre opérationnel, porté par toute personne en production, est le troisième moyen d’alerte. S’il se déclenche, l’opérateur doit alors quitter son poste et appeler la radioprotection pour vérification.


AILLEURS - Japon : les expérimentations au sein de l’installation Stacy débutent

Le site de JCO à Tokaï-Mura, au nord-est de Tokyo (Japon), où s’est produit l’accident de criticité du 30 septembre 1999. - © Shimbun/Sipa

Douze ans après l’accident nucléaire de Fukushima, l’Agence japonaise pour l’énergie atomique (JAEA) s’apprête à démarrer, en 2024, un programme de recherche en collaboration avec l’IRSN. Réalisé près de Tokaï-Mura, à 150 kilomètres au nord de Tokyo, au sein de l’installation Stacy1 – dont la rénovation devrait être achevée fin 2023 –, celui-ci sera pour la première fois en lien avec une centrale accidentée : celle de Fukushima Daiichi. L’objectif ? Mener des expériences sur des lits de débris de combustible, dont la composition et l’état sont incertains, pour prévenir le risque de criticité lors du démantèlement des réacteurs accidentés de la centrale. Ce programme pourrait durer environ trois ans. Puis d’autres programmes, en cours de définition, notamment sur les combustibles envisagés dans les nouveaux concepts de réacteurs, suivront.
L’intérêt pour l’IRSN est double. Ce partenariat lui permettra, dans le cadre du projet international Princess2, de poursuivre l’acquisition de données expérimentales après la fermeture en 2013 des installations du CEA à Valduc, en Côte-d’Or. Les futures expériences menées à Stacy amélioreront les connaissances des chercheurs, les codes de calculs et les données nucléaires – données de base des calculs de neutronique – pour faire progresser la sûreté des centrales françaises.

1. Static Experiment Critical Facility
2. Project for IRSN Neutron physics and Criticality experimental data for supporting safety. Ce projet permet à l’IRSN de nouer des liens avec des laboratoires internationaux en vue d’effectuer des expérimentations de criticité à l’étranger.

 


INFOGRAPHIE - Accident de Tokaï-Mura : que s’est-il passé ?

En 1999, à Tokaï-Mura, au Japon, s’est produit un grave accident de criticité. En France, comme 
dans toute la communauté nucléaire, les enjeux associés à ce risque sont brutalement rappelés. 
Retour sur le déroulé et les mesures prises dans les installations : importance de la prévention, 
de la formation par un ingénieur criticien…


Article publié en novembre 2023