Étudier l’impact des rayonnements sur… les insectes pollinisateurs
Quels effets ont les rayonnements ionisants émis après un accident nucléaire sur les insectes pollinisateurs ? La question est cruciale pour la biodiversité comme pour l’économie. Le projet de recherche Beerad s’attache à y répondre.
Avril 2022, dans la préfecture de Fukushima, au Japon, à environ 250 kilomètres au nord de Tokyo, plusieurs individus arpentent la campagne. Ils sont membres du Laboratoire de recherche sur les effets des radionucléides sur les écosystèmes (Leco) de l’IRSN et de l’Institut de la radioactivité environnementale (IER) de l’université de Fukushima. Leur mission ? Identifier les meilleurs sites pour y installer… des ruches. Pour quelles raisons au juste ? Leur objectif est de mieux comprendre les effets des rayonnements ionisants, comme ceux qui sont émis lors d’un accident dans une installation nucléaire1, sur une espèce de pollinisateurs que sont les abeilles. Et plus précisément sur leur mortalité, leur reproduction, leur production de miel… Ce projet de recherche, nommé Beerad2 et copiloté par Béatrice Gagnaire, chercheuse au Leco, et Luc Belzunces, du Laboratoire de toxicologie environnementale de l’Inrae d’Avignon. Il se décompose en deux volets : sur le terrain et en laboratoire.
Miel sous surveillance
Retour à Fukushima. Là, il s’agit de caractériser les niveaux de radioactivité dans les endroits pressentis. Passé l’étape des autorisations, car, rappelle Béatrice Gagnaire, « l’apiculture est très réglementée au Japon », six emplacements qui se ressemblent le plus possible, mais diffèrent par leurs niveaux de radioactivité, sont choisis. Trente-six colonies d’abeilles (six par site) y prennent leurs quartiers en avril 2023 dans des ruches pour moitié connectées. La chercheuse raconte : « Celles-ci sont posées sur des balances et équipées de compteurs d’entrée et de sortie pour mesurer l’activité de butinage. » Parallèlement, un apiculteur intervient tous les 10 à 15 jours pour entretenir les ruches. Deux campagnes de prélèvement d’abeilles sont menées en juillet et en octobre afin d’effectuer des études physiologiques. Le miel récupéré en juin et en octobre est soumis à diverses analyses : mesures de césium 137, de pesticides…
Entre labo et terrain
L’expérimentation se poursuit jusqu’au printemps 2024, mais des premiers résultats sont déjà disponibles. Béatrice Gagnaire peut déjà avancer que « pour la moitié des sites, c’est-à-dire les deux sites les plus fortement exposés et un site faiblement exposé, la limite acceptable de césium 137 dans la nourriture destinée à la consommation humaine – fixée au Japon à 100 becquerels par kilogramme – est dépassée dans le miel prélevé au mois de juin 2023. Sur ces mêmes sites, les mesures de césium 137 dans les abeilles prélevées en juillet 2023 présentent des concentrations entre 300 et 900 becquerels par kilogramme. Cette contamination a une double origine : externe par leur exposition aux rayonnements ionisants et interne par leur consommation d’eau et de nourriture ».
Parallèlement, au laboratoire Leco, de l’IRSN, à Cadarache (Bouches-du-Rhône), des expérimentations sont réalisées dans des installations d’irradiation contrôlée (Micado-Lab). Des abeilles naissantes sont exposées à plusieurs débits de dose de césium 137 après avoir été infectées ou non par un agent pathogène : le champignon microscopique Nosema ceranae. Les premières données recueillies mettent en évidence un effet combiné sur la mortalité des insectes de l’exposition à la radioactivité et à cet agent. Cela signifie que les abeilles meurent davantage lorsqu’elles sont confrontées aux deux agressions plutôt qu’à une seule…
Abeilles et tests cognitifs
Au Leco, un autre projet sur les abeilles et plus largement sur les insectes pollinisateurs nommé BeeConect3 est copiloté par Jean-Marc Bonzom (IRSN) et Mathieu Lihoreau, du Centre de biologie intégrative de Toulouse (CBI). L’idée est de tester l’effet des rayonnements sur leurs capacités cognitives, dont l’apprentissage, la mémoire… Ceci en faisant passer des épreuves, comme celles du labyrinthe, à des insectes irradiés de manières différentes.
Grâce aux projets Beerad et BeeConect, les scientifiques en sauront plus sur les effets, peu étudiés jusqu’alors, des rayonnements ionisants sur les pollinisateurs. Ces insectes sont cruciaux pour le maintien de la biodiversité et essentiels par les services écosystémiques qu’ils rendent, notamment à la fruiticulture.
Sites stratégiques autour de la centrale
Dans la zone de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi, six emplacements sont choisis pour installer les ruches du projet Beerad. Il y a deux sites témoins (en bleu) situés à 20 kilomètres de la centrale et avec un niveau de radioactivité de 0,3 microsievert par heure, deux sites faiblement exposés (6 à 9 microsieverts par heure) situés à 5 kilomètres (en jaune) et deux autres sites plus fortement contaminés (20 microsieverts par heure) à seulement 1 kilomètre (en rouge).
Des ruches connectées
Des ruches sont installées sur un site témoin situé à 20 kilomètres de la centrale de Fukushima Daiichi et qui présente donc aujourd’hui un faible niveau de radioactivité. Elles sont équipées de matériel connecté – balances et compteurs d’entrée-sortie – pour suivre en temps réel l’activité de butinage, la production de miel, l’évolution de la population… Au premier plan, une station météo complète le dispositif.
Une population témoin en bonne santé
Sur ce cadre extrait d’une ruche d’un site témoin vit une population en bonne santé, avec une densité d’abeilles importante et des réserves de miel bien constituées dans les alvéoles. La reine de l’essaim est marquée en rose (au centre).
Mesures en laboratoire
D’autres études sont menées sur les effets du césium 137 à l’échelle de la colonie en irradiant des ruches dans des cages de vol. Ces cages sont placées à l’intérieur d’un hall d’irradiation installé dans les locaux de l’IRSN à Cadarache (Bouches-du-Rhône). En émettant un rayonnement de césium 137 en un point de l’enceinte, il s’agit de faire varier la quantité de radioactivité le long des 40 mètres de l’installation. Ainsi, les chercheurs mesurent avec précision l’effet des rayonnements sur les abeilles en ne faisant varier qu’un seul paramètre : la radioactivité. Les résultats sont en cours d’analyse.
L’épreuve du labyrinthe
Le projet BeeConect consiste à placer des abeilles dans des labyrinthes où elles doivent se diriger vers des sources d’eau sucrée. C’est un moyen de tester les conséquences de la radioactivité sur leur mémoire et leurs capacités d’apprentissage.
1. Le 11 mars 2011, un séisme de magnitude 9,1 survient au large de l’île de Honshū, au Japon, et crée un tsunami qui déferle sur la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi, située sur le littoral. La vague entraîne la destruction des systèmes de refroidissement et, en conséquence, la fusion du cœur de plusieurs réacteurs puis l’émission d’importants rejets radioactifs.
2. Le projet Beerad associe l’IRSN, l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), l’Institut de la radioactivité environnementale (IER) de Fukushima, l’entreprise Beeguard, spécialisée dans les ruches connectées, le centre de recherche et de formation apicole Apinov et est financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR).
3. Le projet BeeConect associe l’IRSN, le CNRS, l’IER, à Fukushima et Inrae.
Pour en savoir plus
Le site du projet Beerad : https://anr.fr/Projet-ANR-21-CE34-0002
Le site du Leco : www.irsn.fr/recherche/laboratoire-recherche-sur-effets-radionucleides-sur-ecosystemes-leco
Contact
Béatrice Gagnaire
beatrice.gagnaire@irsn.fr
Article publié en juillet 2024