Mesures et analyses : le spectre qui fait parler la radioactivité environnementale
Dans le suivi de la radioactivité de l’environnement, les chercheurs disposent d’un nouvel outil – un algorithme dit de « démélange spectral » – qui rend leurs analyses plus rapides et plus sensibles. Visite des coulisses de cette innovation implantée en Essonne.
Sur le toit de l’IRSN à Orsay (Essonne), se dresse un drôle de « champignon blanc ». Il s’agit de l’une des 11 stations de prélèvement d’aérosols atmosphériques de très grand débit (300 à 900 m3/h) du réseau Opera-Air1. Les poussières y sont collectées grâce à un filtre, puis conditionnées et envoyées au Laboratoire de métrologie de la radioactivité de l’environnement (LMRE), de l’IRSN, situé lui aussi à Orsay. Objectif : mesurer la radioactivité à l’état de traces contenues dans ces aérosols. La surveillance radiologique de l’environnement est l’une des missions de l’IRSN.
Le traceur par excellence
Le filtre de prélèvement d’aérosols est placé dans un détecteur pour être analysé par spectrométrie gamma. De quoi s’agit-il ? Plusieurs noyaux atomiques, naturels ou non, sont instables (on parle de « radionucléides ») et se désintègrent en émettant particules et rayonnements : particules alpha, particules bêta et ceux qui nous intéressent ici, les photons X et gamma. Ce sont eux que l’on détecte en spectrométrie gamma, l’énergie des photons étant caractéristique de chacun des radionucléides.
Sur l’écran d’Anne de Vismes Ott, ingénieure chercheuse en métrologie de la radioactivité de l’environnement au LMRE, apparaît un spectre gamma : une « forêt de pics », chacun correspondant à un radionucléide donné. Celui qui concentre l’attention est le césium 137 (137Cs), le seul à être à la fois artificiel et présent en faible concentration dans l’environnement français. Vestige des essais nucléaires atmosphériques et de l’accident de Tchernobyl en 1986, il est devenu avec sa période de demi-vie de trente ans un excellent traceur des transferts de radioactivité d’un milieu de l’environnement à un autre.
Depuis les années 1960, le laboratoire déploie un luxe de précautions pour réduire au mieux le bruit de fond, qu’il résulte de la radioactivité de la croûte terrestre, de celle des rayons cosmiques ou d’autres facteurs… Malgré tous les efforts faits pour améliorer le rapport signal sur bruit de la mesure, en augmentant le rendement de détection, en concentrant l’échantillon et en réduisant au maximum toutes les composantes du bruit de fond radiologique, le spectre gamma obtenu est imparfait. Ce dernier est pollué par diverses composantes intrinsèques aux interactions des photons avec le détecteur2. La seule piste d’amélioration envisageable consiste à s’attaquer au signal lui-même : le spectre gamma. Une collaboration est alors mise en place avec Jérôme Bobin et Christophe Bobin, chercheurs au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), qui s’est traduite par deux thèses.
Plus sensible, plus rapide
La thèse de la doctorante Jiaxin Xu, spécialiste en traitement du signal, se déroule de 2017 à 2020, et conduit à la mise au point de l’algorithme de démélange spectral, dont le principe est d’identifier dans un spectre entier les contributions des divers radionucléides présents. L’idée consiste à « analyser le spectre total, et pas seulement les pics », résume Anne de Vismes Ott. Dans la pratique, l’algorithme explore une bibliothèque de quelques dizaines de signatures spectrales (des réponses types du détecteur pour un radionucléide donné dans une géométrie de mesure donnée) et détermine la meilleure combinaison de radionucléides pouvant expliquer le spectre mesuré. Afin d’éviter de fausses identifications, le nombre des radionucléides proposés par le programme est automatiquement minimisé grâce à l’application d’une contrainte dite « de parcimonie ».
Les avantages de cette méthode sont nombreux. Le plus important est le gain en sensibilité qui permet une détection plus rapide. Avec la méthode classique, sans démélange spectral, il fallait attendre au moins une semaine pour que l’échantillon se débarrasse spontanément de la radioactivité parasite, mais éphémère, du radon et quantifier le césium 137 présent dans le filtre à des niveaux de quelques microbecquerels par mètre cube d’air. La méthode du démélange spectral permet de réduire d’un facteur 2 les seuils de décision et ainsi d’obtenir une valeur significative en quatre jours. En 2021, le Laboratoire national de métrologie et d’essais (LNE) décerne son prix de la Recherche à Anne de Vismes Ott, Jérôme Bobin et Christophe Bobin pour récompenser ces travaux. Peut-on faire mieux ?
Vers des mesures en continu
Les progrès réalisés depuis 2021 sont impressionnants. La thèse du statisticien Paul Malfrait vise à appliquer l’algorithme non plus sur une mesure unique, c’est-à-dire un seul spectre gamma, mais sur des mesures successives pour en faire une analyse conjointe, tout en intégrant les informations temporelles sur la désintégration des radionucléides. Résultat ? Un jour et demi pour obtenir la quantification du césium 137 à très faibles niveaux et la possibilité de déceler des radionucléides à vie très courte, actuellement indétectables en raison du délai observé avant mesure. Grâce à des efforts d’optimisation, l’algorithme peut aujourd’hui gérer la quantité massive de données produites par une mesure en continu. L’ambition est d’industrialiser cette méthode afin de l’utiliser en routine dans les activités de surveillance en temps réel de la radioactivité dans l’air.
1. Dans le cadre de la mission de surveillance, l’IRSN a constitué un réseau de stations de collecte d’aérosols réparties sur le territoire national : c’est l’Observatoire permanent de la radioactivité de l’atmosphère (Opera). Son fonctionnement est expliqué sur cette infographie : https://www.irsn.fr/sites/default/files/images/actualites_presse/actual…
2. Ce peut être par exemple le fond dit « Compton », qui résulte de la diffusion des photons dans le détecteur et des interférences entre des photons émis par différents radionucléides à la même énergie ou à des énergies très proches.
Un double blindage
Les détecteurs au germanium hyperpur sont protégés de la radioactivité tellurique – l’uranium et le thorium de la croûte terrestre qui émettent des rayonnements gamma en se désintégrant – par le blindage de la salle du LMRE qui leur est réservée. Cette installation constituée de 10 centimètres de plomb recouvert de 5 millimètres de cuivre, dans un blindage de plomb de 5 centimètres, est unique en France. Le détecteur est également mis à l’abri du rayonnement cosmique sous une dalle de béton boré de 3 mètres d’épaisseur, elle aussi unique en France, ainsi que par un système de détecteurs de garde constitué de cinq plaques de scintillateur plastique.
Un refroidissement poussé
Les détecteurs au germanium hyperpur de la salle blindée du laboratoire doivent être refroidis par de l’azote liquide (– 196 °C) pour fonctionner correctement. Cet azote liquide est contenu dans des réservoirs, ici en cours de remplissage. Anne de Vismes Ott, à l’arrière-plan, veille au bon déroulement des opérations. De plus, l’azote gazeux qui s’échappe du réservoir est injecté dans le blindage des détecteurs au germanium provoquant une légère surpression. Ce balayage à l’azote, unique à l’IRSN, évite à l’air et au radon de s’accumuler près de la tête de détection et réduit encore le bruit de fond radiologique de la mesure, déjà diminué et stabilisé grâce au renouvellement de l’air à raison de 1 000 m3 par heure, ainsi qu’à la filtration de l’air à l’aide de dispositifs de très haute efficacité.
Schéma de principe du démélange spectral
Le spectre observé x est obtenu par la mesure d’un échantillon de l’environnement contenant un certain nombre de radionucléides que l’on cherche à identifier et à quantifier, c’est-à-dire dont on cherche à déterminer l’activité en becquerels. Ce spectre est la somme des contributions des n radionucléides (a1, a2… an) contenus dans l’échantillon, affectée chacune par un coefficient (f1, f2… fn), à laquelle s’ajoute le bruit de fond du détecteur b. Le principe du démélange spectral est basé sur la résolution d’un problème inverse : connaissant les signatures spectrales des différents radionucléides – pour un détecteur et une géométrie de mesure donnée – et le bruit du fond de ce détecteur, le démélange a pour objectif de déterminer les radionucléides présents et d’estimer leurs activités afin de reproduire au mieux le spectre observé.
Récupération d’échantillon
Anne de Vismes Ott récupère le filtre de la station très grand débit de prélèvement d’aérosols du réseau OPERA-Air de l’IRSN : les poussières collectées seront analysées dans le cadre de la surveillance radiologique de l’environnement. Un détecteur à germanium hyper pur mesurera la quantité de divers radionucléides contenus dans ces poussières, notamment le césium 137.
Pour en savoir plus
Thèse de Jiaxin Xu : Développement d’outils d’aide à l’expertise en spectrométrie gamma (irsn.fr) : https://www.irsn.fr/recherche/developpement-doutils-daide-lexpertise-sp…
Thèse de Paul Malfrait : Démélange spectral parcimonieux par fusion de données spatiale et/ou temporelle pour la détection rapide d’événements radiologiques par spectrométrie gamma (irsn.fr) : https://www.irsn.fr/recherche/demelange-spectral-parcimonieux-par-fusio…
P. Malfrait et al., Spectral unmixing of multi-temporal data in gamma-ray spectrometry, Nuclear Inst. and Methods in Physics Research, A, vol. 1045, 167547, 2023.
P. Malfrait et al., Online spectral unmixing in gamma-ray spectrometry, Applied Radiation and Isotopes, en cours de revision.
J. Xu et al., Analysis of gamma-ray spectra with spectral unmixing—Part I: Determination of the characteristic limits (decision threshold and statistical uncertainty) for measurements of environmental aerosol filters, Applied Radiation and Isotopes, vol.182, 110109, 2022.
J. Xu et al., Analysis of gamma-ray spectra with spectral unmixing, Part II: Recalibration for the quantitative analysis of HPGe measurements, Applied Radiation and Isotopes, vol.182, 110082, 2022.
J. Xu et al., Sparse spectral unmixing for activity estimation in γ-RAY spectrometry applied to environmental measurements, Applied Radiation and Isotopes, vol.156, 108903, 2020.
Article publié en novembre 2023